Dans son ouvrage fondamental La Pensée sauvage (1962), Claude Lévi-Strauss développe le concept du "bricolage" comme mode de pensée et d'action. Cette notion, loin d'être péjorative, permet de saisir un rapport au monde basé sur la réorganisation d'éléments préexistants pour créer du sens. En observant attentivement cette conceptualisation anthropologique, on découvre des parallèles avec les fondements de l'Art-Thérapie Contemporaine (ATC) telle que conçue par Jean-Pierre Royol.
Le bricoleur selon Lévi-Strauss
Pour l'anthropologue, le bricoleur est celui qui œuvre avec ses mains, utilisant des moyens détournés par rapport à ceux de l'homme de l'art. Le bricoleur ne subordonne pas chacun de ses gestes à la disponibilité d'outils conçus spécifiquement pour un projet prédéfini. Au contraire, il travaille avec un ensemble fini de matériaux hétéroclites, résidus d'autres constructions et destructions.
"Le bricoleur est apte à exécuter un grand nombre de tâches diversifiées ; mais, à la différence de l'ingénieur, il ne subordonne pas chacune d'elles à l'obtention de matières premières et d'outils conçus et procurés à la mesure de son projet." (Lévi-Strauss, 1962)
Le bricoleur dialogue avec sa "collection" d'objets pour comprendre ce que chacun pourrait "signifier", créant ainsi un système de relations qui fait sens dans un contexte précis, souvent imprévisible au départ.
L'art-thérapeute contemporain : un bricoleur symbolique
L'art-thérapeute contemporain, dans la conception développée par Jean-Pierre Royol, présente des caractéristiques étonnamment similaires à ce "bricoleur". Il ne travaille pas avec des outils préconçus ni des protocoles rigides, mais développe son dispositif à partir d'éléments qu'il a soigneusement sélectionnés, assemblés et détournés de leur fonction première.
Comme l'écrit Royol dans Le Souffle du neutre : "L'art-thérapeute est conscient que ce qui anime le sujet n'est pas à rechercher en fouillant dans la malle aux souvenirs." Il ne cherche pas à imposer un cadre prévisible et normatif, mais propose un espace intermédiaire où le sujet pourra bricoler avec les éléments mis à sa disposition.
Le dispositif : une "boîte à outils" bricolée
Le dispositif art-thérapeutique n'est pas un ensemble d'outils techniques servant à produire un effet prédéterminé. Il est plutôt conçu comme un assemblage singulier d'éléments disparates qui, mis en relation dans un espace-temps particulier, offrent au sujet la possibilité d'un bricolage psychique.
Cette conception rejoint l'idée lévi-straussienne selon laquelle "le bricoleur s'adresse à une collection de résidus d'ouvrages humains". Le dispositif art-thérapeutique est lui aussi constitué d'objets hétéroclites qui ne sont pas définis par un projet précis mais par leur potentiel relationnel.
La relation au temps et à l'espace
Chez Lévi-Strauss, le bricoleur entretient une relation particulière au temps : il récupère des éléments du passé pour créer dans le présent, sans plan préétabli pour le futur. De même, en ATC, l'art-thérapeute travaille à ouvrir un espace présent, éphémère, où le sujet peut réorganiser des fragments de son histoire personnelle sans pour autant être prisonnier de cette histoire.
Royol insiste sur cette temporalité spécifique : "Chaque séance est indépendante, inscrivant un processus à l'intérieur même de la séance." Cette approche permet au sujet d'expérimenter un rapport différent au temps, libéré de la pression du résultat et de la linéarité chronologique.
L'absence d'objectif prédéfini
Un autre parallèle concerne la relation à l'objectif. Le bricoleur de Lévi-Strauss ne définit pas à l'avance le résultat précis de son activité ; il dialogue avec les matériaux, laisse émerger des possibilités imprévues. De façon similaire, l'art-thérapeute contemporain "ouvre un espace à une zone inexplorée, au hors-sens du langage", comme le formule Fabienne Royol.
Cette absence d'objectif préétabli ne signifie pas absence de méthode. Au contraire, elle représente une posture éthique qui permet au sujet d'explorer sans être enfermé dans des attentes normatives ou dans une demande extérieure qui viendrait saturer son espace psychique.
Conclusion : le bricolage comme paradigme thérapeutique
L'art-thérapie contemporaine pourrait ainsi être comprise comme une forme de bricolage symbolique où le dispositif, les matériaux et l'espace thérapeutique ne sont pas subordonnés à un projet préétabli, mais constituent les conditions de possibilité d'une réorganisation singulière par le sujet.
Dans cette perspective, l'art-thérapeute n'est ni un ingénieur qui applique des protocoles standardisés, ni un artiste centré sur l'expression de sa propre subjectivité. Il est ce bricoleur qui, par la configuration particulière d'éléments hétérogènes qu'il propose, ouvre un espace où le sujet peut expérimenter de nouvelles relations aux objets, aux autres et à lui-même.
Cette approche du bricolage thérapeutique nous invite à reconsidérer nos conceptions de la guérison et du soin. Plutôt que de chercher à "réparer" le sujet selon un modèle prédéfini de normalité, l'art-thérapie contemporaine lui offre les conditions de possibilité d'un bricolage psychique personnel, où il pourra réorganiser les éléments de son histoire et de son rapport au monde selon une logique qui lui est propre.
Ainsi, comme le bricoleur de Lévi-Strauss qui "parle non seulement avec les choses, mais aussi au moyen des choses", le sujet en art-thérapie peut bricoler avec les matériaux proposés pour élaborer un langage singulier qui dépasse les limitations du langage verbal et les contraintes du discours social dominant.
Lévi-Strauss, C. (1962). La Pensée sauvage. Paris: Plon.
Royol, J.-P. (2013). Le Souffle du neutre. Profacom éditions.
Royol, J.-P. (2017). Au fil de l'éphémère. Profacom éditions.
Royol, J.-P. (2017). Quand l'inaccessible est toile. Profacom éditions.
